Le temps que tu as perdu pour ta rose
Je reprends mon clavier après près de six mois de silence sur ce blog. J'étais très accaparée par les nouvelles illustrations de Corbeau Nigaud que j'espère bien vous présenter bientôt.
Le titre du blog mentionne des contes pour petits et grands. Dans cette catégorie figureront donc des nouvelles s'adressant aux adultes et adolescents. De longues années durant, je n'en avais écrit que quatre mais ce rythme va s'accélérer.En effet, depuis cet automne, j'ai le plaisir de fréquenter un atelier d'écriture de poésie et de nouvelles. C'est dans ce cadre que j'ai écrit l'histoire ci-dessous.
Le thème était libre, mais des contraintes de forme étaient définies :
- mille mots environ,
- cinq personnages ayant chacun un nom, un âge et une profession, l'un étant le narrateur et un autre celui à qui l'histoire est racontée - choix à justifier,
- six mots à introduire : animé, directionnel, inaperçu, maman, résumé, utile,
- trois phrases ou parties de phrases imposées, à savoir :
* commencer le récit par "Les manifestations ont débuté quatre ans auparavant, mais...
* le terminer par "...et qui allait sans doute en parler à sa mère."
* inclure la phrase "je la vois par moments rougir puis pâlir, pauvre petite."
La lecture de nos productions fut fascinante. Malgré des contraintes identiques, les histoires sorties de nos imaginations étaient fort différentes les unes des autres ! Voici la mienne :
C’est le temps que tu as perdu pour ta rose…
Les manifestations ont débuté quatre ans auparavant, mais aucune ne m'a réjouie autant que la célébration de ton jubilé la semaine dernière, avec tes collègues et tes étudiants. Depuis quelques mois, je te voyais marcher, toi, Aglaé Duchâteau, le soir dans cette roseraie. Avec tes cheveux au vent et tes mises légères, je ne t’imaginais même pas quadragénaire. Lorsque j’ai appris ton âge, j’ai su que c’était toi que je devais interpeller, parmi tous les promeneurs. Je te surprends, n’est-ce pas ? C'est que j'ai eu tout le temps d'assimiler le langage des hommes, ton langage. Assieds-toi, regarde-moi. J'ai l'air d'une rose toute fraîche, longue est mon histoire pourtant. Si tu veux bien, je t’en fais le résumé. Tu es d’accord, je vois. C’est parti !
C'était au temps où ces aménagements et ces panneaux directionnels n’existaient pas. Je m’appelle Calista et… j’étais là. Il y a très longtemps, ce jardin était sauvageon, il n'abritait pas de rosiers, seulement des églantiers. Il appartenait à une artiste peintre du nom de Mme Letout, Gaia de son prénom. Elle venait avec son grand pinceau vert. Elle semblait avoir la trentaine et élevait seule un garçonnet de cinq ou six ans, le petit Michel, Michel Tournevent. Le jeune enfant l'accompagnait souvent et s’exclamait : « Oh, Maman, combien j’aime ces fleurs ! » tandis que ses yeux reflétaient tout l’amour du monde.
Madame Letout se fâchait régulièrement contre un vieux jardinier qui négligeait son travail. J’étais une églantine à l’époque, une chose bien vulnérable. Un fort vent avait abîmé ma tige, courbé mon pédoncule, ma tête balançait lamentablement. Néanmoins, mes pétales étaient éclatants et faisaient des envieux, notamment Venina, une ortie terne et piquante. Oh, celle-là, en matière de malfaisance, elle s’y entendait ! Elle s’enroulait autour de moi telle une liane, m’étouffait, recouvrant mes feuilles, et me voilait la lumière du soleil. Je faiblissais inexorablement, me demandant ce que j’avais fait de si terrible pour récolter tant de haine. Ma robe était plus jolie que celle des fleurs de l’outre-mer, mon parfum plus doux que les valses de l’outre-Rhin, mais je me sentais de ceux qui ne sont rien, pire encore que les fainéants de l’outrecuidant.
Près de vingt tristes années avaient passé, lorsqu’un jour Madame Letout annonça à des invités une grande nouvelle. Son fils avait atteint l’âge d’homme et étudié la botanique au loin. Il était revenu, instruit, ardemment animé du désir d’être utile, et c’était lui, désormais, qui s’occuperait du jardin de sa mère. Je fus d'abord méfiante, qu’allait donc faire ce jeunot ?
Michel remarqua rapidement ma fragilité. Je me rappelle son émotion lorsqu’il a dit à sa mère : « Cette églantine, je la vois par moments rougir, puis pâlir, pauvre petite… » Le jardinier expert m’a tuteurée avec attention, arrosée chaque jour tout le temps qu’il a fallu pour que je renaquisse. Parfois, il se piquait à mes épines, il ne se plaignait jamais. C’est ainsi que l’altruisme et la confiance me furent enseignés, oui, comme une planète que l’on découvre. S’il est vrai que je m’interrogeais sur le tort que j’avais pu causer à Venina, je savais pertinemment que je n’avais rien fait de bien à personne pour mériter autant de gentillesse. Alors, j’ai compris, Aglaé, qu’il n'y a aucun lien entre ce que l’on fait et les sentiments que l’on inspire. On a des amis, des ennemis, on ne peut rien y changer. Quelle révélation, quelle délivrance !
La joie entra dans ma vie enfin. Je fus reconnaissante, éperdue de gratitude. Je le suis toujours. Pas un jour n’est passé sans que je remercie le Ciel de nous l’avoir ramené, Michel Tournevent. Chaque instant de ma très longue vie, j’ai réalisé ma chance. Il aurait pu s’établir à tout autre endroit loin d'ici. Moi-même aurais pu croître ailleurs que dans ce jardin. Quand je songe aux milliards d’âmes qui ne l’ont pas rencontré, qui ne savent même pas que de telles personnes existent, je les plains - je les plains de tout mon cœur.
Une dette inextinguible, sais-tu ce que c'est ? Oui, évidemment, tu le sais. Tu en as une, je la vois briller dans tes yeux, tu me suis. Je me suis demandé ce que je pouvais offrir en retour, après avoir tant reçu. Ma grâce, mon parfum, au milieu de milliers d'autres fleurs ? Dérisoire. Quoi donc, alors ? Et j'ai trouvé. J’allais devenir belle, très belle. Non pas pour me faire remarquer, car ce qui m’habitait retenait déjà tous les regards. Simplement pour que Michel soit heureux, et fier, de ce qu’il avait fait. Je m’épanouis, empruntant aux aurores leurs plus beaux éclats pour ma corolle, jusqu’au jour où j’entendis cette conversation entre le jardinier et Madame Letout : « Maman, c'est extraordinaire. Une fleur nouvelle est née !
– De quelle couleur est-elle ?
– Rose.
– Ainsi l’appellerons-nous, alors. »
Ma vie ne devint pas simple pour autant. La haine de Venina s'attisa davantage, je dus m'en accommoder. Peu importe, j’étais forte. L'ortie me cachait le soleil, mais j'avais en moi une lumière différente. Inconnue. Intense. Je rayonnais, pour sûr, je ne passais pas inaperçue. Certes, un désherbage m’aurait soulagée de tant de malveillance, mais ce cher Monsieur Tournevent n’aurait pas fait de mal à une mouche. Bah, à présent, l'ortie a flétri depuis très longtemps. Pas moi, je n’ai jamais pu m’autoriser à faner.
Voilà comment je devins la première rose, il y a près de cinq mille ans. Je fus comblée d'enfants. Maintenant, tu connais le secret que j’ai gardé si longtemps, attendant que vienne en ce jardin celui, ou celle, à qui je pourrais le confier. Je te vois émue aux larmes, Aglaé, je savais que tu comprendrais. J’avais bien lu le message gravé sur toi. Ma dernière vision de Michel ? Un déchirement. Un regard intrigué sur la rose éternelle, un homme affairé, se hâtant sur une allée et qui allait sans doute en parler à sa mère.